Geoffrey le Scalde
Le petit soldat brun, défiguré depuis bien des années, se dirigea lentement vers le chevalier blanc à la monture mutilée qui se tenait immobile, dans un équilibre précaire. Le soldat était à l'avant-garde d'une impressionnante phalange qui ne laisserait visiblement aucune chance à l'armée seigneuriale décimée. Devant la perspective d'un inéluctable désastre, Arnold déclara forfait et d'une pichenette fit basculer son roi, lui brisant le nez.
Le seigneur de Luma bailla longuement, puis referma la gueule en un effroyable claquement.
- Bien, Geoffrey. Tu m'as vaincu de nouveau. Ton esprit tordu fait merveille dans ces batailles de femmes! Sortons baudriers et casse-têtes, et voyons qui de nous deux est le plus habile à l'art véritable de la guerre!
- Allons, seigneur, tu sais comme moi que le noble jeu d'échecs n'est pas sans rapport avec la campagne; j'ai vu sur tes piques assez de têtes de brutes pour témoigner qu'un faible entendement mène à la défaite. En vérité, tu t'es bien battu, et ma prochaine ode rendra justice à tes talents.
Arnold grogna brièvement et bailla de nouveau, tout en se dirigeant vers le foyer; le soir était venu pendant le jeu, le froid avec lui, et le royaume de Luma s'engourdissait dans une nouvelle nuit d'hiver. Geoffrey le scalde s'approcha des flammes, le nez imposant, souligné par la lumière tremblante de l'âtre, les mains petites tendues vers le feu.
- Connais-tu la légende attachée à ce jeu, seigneur? Elle est étonnante et merveilleuse, riche d'enseignements.
Arnold se pelotonna voluptueusement dans la cheminée, près des flammes, et regarda son scalde.
- Va.
- On raconte qu'un roi très antique, qui s'ennuyait à périr, offrit de réaliser les voeux de quiconque lui permettrait de se distraire. Alors vint à ses pieds un vieux sage qui lui présenta ce jeu, et le roi fut subjugué et conquis. Il demanda au vieux ce qu'il voulait en retour, l'assurant que toute sa puissance serait mise en oeuvre pour qu'il l'obtienne. Mais le sage ne voulait que du blé. Il dit au roi: "Met un grain de blé sur la première case de mon jeu, et deux sur la deuxième, et le double de ces deux grains sur la case suivante, et le double du double sur la quatrième, et continue ainsi jusqu'à la dernière case. Alors tu auras réuni la quantité de blé que je te demande." Le roi éclata de rire devant une demande aussi folle et aussi pitoyable. Il accorda au vieux un quintal de blé, en le priant de prendre ce qu'il voulait, mais l'autre prétendit qu'il n'y en avait pas là assez. Alors le roi compris qu'il se moquait de lui et le fit empaler. Telle est l'étonnante légende du jeu d'échecs, inventé par un fou.