Les Cahiers de stupidologie n°1: Topologies de la bêtise



La connerie, un horizon indépassable ?

entretien avec Lambda Joseph,
maître pseudo-bouddhiste



Les Cahiers de stupidologie: Maître, ou devrions-nous dire lambda, qu'est-ce que le pseudo-bouddhisme et en quoi cette discipline, ou devrions-nous dire philosophie, apporte-t-elle un éclairage inédit sur la question de l'imbécilité ?

Lambda Joseph: En fait, il n'existe rien de tel que le pseudo-bouddhisme. Disons qu'une immense partie de ma compréhension actuelle puise principalement sa source dans le bouddhisme tel qu'il a été transmis par écrit par un certain nombre de grand maîtres, et je me sens donc redevable à cette tradition. D'un autre côté, je n'ai jamais rencontré personnellement ces maîtres (dont la plupart sont maintenant décédés), aussi me paraitrait-il très indélicat de me prétendre un bouddhiste. Tout simplement parce que n'ai pas été formellement reconnu comme tel par l'un d'entre eux. D'où mon titre de pseudo-bouddhiste. Lambda n'est qu'une formule de respect dérivée de lama (qui signifie "guide", au sens de guide spirituel), mais qui met l'emphase sur le fait que je ne suis en réalité qu'une personne quelconque.

CS: Maître, en deux mots, qu'est-ce que la bêtise ?

L.J.: Cette question. Mais vous conviendrez que deux mots ne permettent que des formulations un peu brutales (rires). La fermeture. L'oubli. Rien vraiment. J'ai peur que nous n'obtenions ainsi que des associations poétiques, et même si elles ne sont pas dénuées de valeurs, loin s'en faut, il me faudra élaborer un peu pour vraiment vous répondre. Disons que la bêtise est à l'intelligence ce que l'inspiration est à la respiration, où peut-être, plus véritablement, ce que le court intervalle entre l'inspiration et l'expiration qui va suivre est au souffle: un instant d'immobilité totale et d'absence de circulation. Rien de grave fondamentalement; sauf si l'on s'y maintient, auquel cas on court le risque de s'étouffer (rires). Spirituellement s'entend, bien entendu.

CS: A vous entendre, on pourrait croire que les cons n'existent tout simplement pas. Une position difficilement soutenable...

L.J.: Tout-à-fait. Une position absolument insoutenable (grands rires). Mais qui n'est pas la mienne. Le problème est que lorsque vous parlez de cons, où d'un con, vous faite référence à une créature imaginaire qui ne serait qu'un con. La connerie existe, c'est assez évident à qui a les yeux un tant soit peu ouverts, et elle est même extrêmement répandue. Dans un certain sens, on pourrait dire que les sociétés humaines dans leur ensemble sont structurées par la connerie, et ne se maintiennent et n'évoluent que parce que certains individus, de temps en temps, oublient d'être cons. Mais on est con comme on est affamé: ce n'est pas un état permanent, une ontologie. C'est plutôt un mystère qu'il faut se garder de simplifier sous peine de se retrouver fossilisé dans une vision paranoïaque de la nature humaine, ce qui serait, justement, une connerie. Disons que notre manque de souplesse nous conduit à passer beaucoup trop de temps et d'énergie dans des structures mentales figées; nous ne savons pas respirer, pour reprendre la métaphore du souffle (qui, en réalité, n'est pas du tout une métaphore, même si c'est là quelque chose de très difficile à expliquer verbalement). Qui plus est, cette énergie figée de la connerie a un énorme impact sur la qualité de nos relations avec nos semblables, parce qu'elle entre en résonance avec la connerie du partenaire. La connerie communique très bien, pour ainsi dire. Elle communique tellement bien que trop souvent, lorsque deux personnes se rencontrent, seules leurs conneries respectives engagent véritablement un dialogue. Parce que, sur le plan énergétique, la connerie n'est rien d'autre que de l'habitude et de la peur, un tel dialogue ne peut que mener à la construction de rituels plus épais, assortis d'une peur plus intense. Cette expansion de la connerie en action est le véritable problème, pas les gens eux-mêmes. Parler de cons est donc assez réducteur, et très pessimiste au fond. Nihiliste, même.

CS: J'ai peur de ne pas bien comprendre le lien que vous venez de faire entre connerie et peur.

L.J.: C'est une peur fondamentale. L'angoisse qui structure l'ego. Tout bêtement, si l'on est pris dans une routine, un ensemble d'habitudes si profondément ancrées que l'on en est même plus conscient, il se développe en parallèle une peur d'en sortir. Même s'il est très difficile d'identifier cet état de fait, d'accepter le fait que l'on vit essentiellement sous l'emprise de la peur, chaque occasion qui se présente de sortir de la routine met cette peur en évidence. Songez à un premier rendez-vous amoureux: a priori, on est partant pour sortir de la routine, pour tenter quelque chose d'absolument nouveau. Et on se chie dessus.

CS: Mais parce qu'on a peur d'un échec ! C'est un contre-exemple, on a peur de ne pas réussir cette merveilleuse rencontre.

L.J.: Cela ne change rien. Pourquoi y-a-t-il la moindre trace de peur, que ce soit celle d'un échec ou celle d'une réussite ? Pourquoi avoir peur d'un échec ? Parce qu'en filigrane on retrouve l'angoisse de la routine elle-même, dans laquelle on ne veut plus rechuter. C'est en quelque sorte la peur miroir de celle qui structure les habitudes. Dans des moments intenses tels que ceux-ci, on est capable de percevoir notre fonctionnement routinier de l'extérieur, pour ainsi dire, et la peur que l'on ressent alors est l'écho de celle qui nous enferme. C'est une énergie, voyez-vous. Vous pouvez en être prisonnier, ou en être le maître, mais fondamentalement sa nature ne change pas.

CS: N'est-ce pas là une vision un peu new-age de la nature humaine ?

L.J.: C'est la seule que je peux vous proposer ! (rires). Il est très difficile d'accepter ce type de description verbale si l'on n'a pas l'intuition de son sens véritable. La dérive new-age arrive lorsque qu'un discours peut-être très proche de celui que je viens de vous tenir se trouve véhiculé par des gens pour qui il n'a aucun sens intuitif véritable. Il peut alors il y avoir des approches complètement tordues de ce que j'ai appelé "énergie". Mais en fait c'est très simple. Quiconque à déjà eu le trac avant de s'exprimer en public sait ce qu'est l'énergie de la peur.

CS: Vous venez de décrire l'énergie de la peur. Qu'en est-il alors de l'énergie de la connerie, puisqu'il semble exister un lien entre ces deux entités ?

L.J.: Il n'y a pas d'énergie, justement. C'est de l'habitude pure, quelque chose d'inerte qui suit la plus forte pente. Qui ne remonte jamais la pente.

CS: Alors, comment devient-on moins con ?

L.J.: En vivant vraiment. C'est le sens même de la vie, la direction de la vie, ce qui donne un haut et un bas, une cible au mouvement, si je puis dire. En fait, c'est un mystère. Nos mots sont vraiment beaucoup trop limités pour ne serait-ce qu'effleurer le sujet. A ce stade, il vaut mieux se taire.


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