Les Cahiers de stupidologie n°1: Topologies de la bêtise



La politique et le tabou de l'intelligence

entretien avec Jacques Albert-Lucien, chercheur indépendant



Les Cahiers de stupidologie: Vos travaux portent sur la représentation de l'individu sous-jacente aux institutions politiques modernes, particulièrement dans les démocraties. D'abord, a-t-on affaire à une représentation unique ou à plusieurs représentations ?

Jacques Albert-Lucien: Il est difficile de répondre à cette question puisque, comme vous l'avez dit, mon sujet d'étude est l'implicite et non pas l'explicite. Ainsi les différentes déclarations des droits de l'homme ou du citoyen et les différentes constitutions - notamment l'américaine et la française - décrivent-elle explicitement ce qu'est cet objet juridique appelé le citoyen. Ce qui m'intéresse, c'est la conception de l'être humain dont elle partent pour aboutir au citoyen. Pour vous répondre, je pense que globalement on peut parler d'une représentation unique, avec toutefois des différences très importantes selon les pays et les époques.

CS: Comment ces recherches vous-ont elles amenées à la question de l'imbécilité ?

J.A.-L.: Et bien, très vite, il est apparu un gouffre, un territoire absent dans mon sujet. J'ai réalisé que depuis l'instauration des démocraties occidentales, il n'y a plus eu débat sur la question de l'intelligence du citoyen, sauf dans le domaine de l'éducation, où le problème est biaisé, comme nous le verrons peut-être un peu plus tard. Disons que, parmi les différents hiatus que l'on découvre entre l'être humain ordinaire et la construction juridico-politique qu'est le citoyen, la question des aptitudes intellectuelles est l'un des plus évident. Le sujet est tabou.


CS: Quelles sont les conséquences politiques d'un tel tabou ?

J.A.-L.: Elles sont énormes. Cela nous amènera directement à la question de l'éducation. Si l'on considère que le but de l'éducation est de faire un citoyen, il n'est plus question de mettre en cause les aptitudes du citoyen à exercer ses droits civiques. En cas de défaillance évidente, on remettra les programmes et les méthodes éducatives sur le chantier, mais jamais on ne traitera d'imbécile quelqu'un qui vote pour un parti politique proposant des mesures ineptes. La plupart des partis et des hommes politiques intègrent complètement la stupidité de leur électorat dans leur stratégie -il arrive même que cela constitue l'alpha et l'omega de leur stratégie-, mais il est hors de question pour eux de le reconnaitre publiquement ni même, et cela est plus étonnant au premier abord, de le dénoncer chez les partis adverses. On peut donc bien parler de tabou. La conséquence principale de cette situation est le développement de doctrines paranoïaques. S'il est hors de question de signifier aux citoyens qu'une situation politique ou sociale est trop subtile pour être comprise par tous, ou en tout cas pas facilement, alors même que chacun est conscient de problèmes pratiques qui en découlent, il va falloir élaborer une théorie qui simplifie drastiquement la situation. Comme cette théorie light est trop faible pour couvrir l'étendue du problème, sans parler de produire des solutions correctes, pour atteindre le quotidien des électeurs et leur faire admettre la réalité de cette doctrine il va falloir avoir recours à un complot imaginaire. La subtilité de départ se transforme en une force maléfique et cachée, extrêmement pratique pour élaborer les idées les plus délirantes et les faires passer pour vraies. Une fois admise par l'opinion l'idée que des forces cachées agissent sur le monde, il suffit d'adapter la dénonciation de ces forces au goût du jour pour faire recette. Tout cela découle du fait qu'il est inconcevable de dire publiquement qu'il n'y a en fait rien de caché, mais qu'une grande intelligence - dont au fond nous sommes tous dépourvus - est nécessaire pour y voir clair. Un homme politique qui dirait cela passerait immédiatement pour un imbécile inapte à diriger le pays.

CS: Pourriez-vous donner un exemple d'une telle doctrine paranoïaque ?

J.A.-L.: Les exemples abondent. Pratiquement toutes les doctrines constituées font une place à un tel élément paranoïaque. Pour citer des cas de figure particulièrement purs, nous avons évidemment les partis d'extrême-gauche et d'extrême-droite. Il n'est pas question d'en faire l'amalgame. Cependant, dans les deux cas on retrouve une rhétorique presque entièrement basée sur la dénonciation des activités d'un adversaire qui est selon le cas une classe sociale - les bourgeois, les capitalistes - ou un groupe ethnique ou social - les juifs, les immigrés -, et qui est toujours caché, soit parce qu'il est supposé contrôler les medias et les gouvernements, soit parce qu'il forme une "cinquième colonne". Ces doctrines se caractérisent par leur grande simplicité: elles s'adressent donc à des gens qui n'ont pas l'habitude de se confronter à des problèmes subtils, ou plutôt qui ne savent pas percevoir la subtilité des problèmes auquels ils sont confrontés.

CS: Etes-vous en train de dire que ces partis s'adressent aux imbéciles ?

J.A.-L.: Pas du tout. Toute mon approche est basée sur l'idée que nous sommes tous stupides, dans le sens ou personne n'est capable d'élaborer une desciption vraiment exacte d'une quelconque situation politique ou sociale. Pour le formuler autrement, la réalité est toujours plus intelligente que le plus intelligent d'entre nous. Ce que je viens de déclarer est précisément le tabou politique par excellence. Il est donc impossible de simplifier le problème en disant que certains partis s'adressent aux idiots. D'abord parce que je ne veux pas évacuer la question de l'éducation et de la culture, choses qui n'ont rien à voir avec l'intelligence; d'autre part, parce qu'au fond je ne sais pas ce qu'est l'intelligence. J'utilise cette notion de façon très pragmatique. Enfin, l'engagement politique est aussi un engagement de l'affect; c'est aussi une histoire personnelle et familiale. Cela ne peut pas être réduit à une dimension purement rationnelle. Mais ce que l'on peut dire en revanche, je le crois, c'est que les discours de certains partis ou groupuscules ont pour effet d'engourdir l'intelligence de leur sympathisants, et cherchent clairement à limiter leur autonomie.

CS: Quelle issue voyez-vous à cet état de fait ?

J.A.-L.: Vaste question ! Du côté de la classe politique, aucun progrès n'est à espérer dans la mesure ou les partis, comme leur nom l'indique, se distribuent des segments de la population en polarisant dans un sens particulier l'ensemble des problèmes qu'ils prétendent prendre en charge, et en exigeant de leur base qu'elle respecte cette polarisation. Lorsque ce n'est pas le cas, et qu'une question suscite des débats à l'intérieur des partis, on parle de "question qui transcende les clivages droite-gauche", ou quelque chose d'approchant. C'est dire à quel point on s'attend à ce que n'importe quelle problématique s'aligne sur les positions traditionnelles de la droite et de la gauche. On a donc ici affaire à quelque chose qui n'est pas du tout fondé sur l'intelligence, mais plutôt sur l'identification.

CS: Nombreux sont ceux qui ne voient plus de différence essentielle entre la droite et la gauche.

J.A.-L.: En effet. C'est un effet d'optique très intéressant. Il y a toujours de grande différences entre les familles politiques. Ce qui se passe, c'est que la plupart des problèmes sociaux ou économiques reçoivent en fin de compte une solution technocratique. En conséquence, les approches politiques traditionnelles ne sont très souvent qu'un condiment qui parfume la décision finale. Vous pouvez avoir du pop-corn sucré ou du pop-corn salé: de la même manière, vous pouvez avoir une politique industrielle de droite et une politique industrielle de gauche. Ce que cela signifie c'est que finalement, on a admis la complexité des questions politiques, qui empêche d'appliquer aveuglement la doctrine sur la réalité, mais sans assumer cette complexité dans son irréductible nature. On ne l'admet que point par point, au terme d'une approche hyper-fragmentée, cloisonnée. On attend des comités d''experts qu'ils proposent les décisions à prendre. Le pouvoir revient finalement à l'expert, celui qui comprend. On n'est plus du tout dans un jeu démocratique, mais c'est rendu acceptable par le caractère technique des mesures à prendre. Là, on peut dire au citoyen: "vous devez accepter l'avis des experts, parce que vous ne pouvez pas comprendre ce problème particulier tout seul". Mais c'est une évolution qui va trouver son terme lorqu'on va réaliser que tout problème peut être considéré comme incompréhensible par l'homme du commun si l'on persiste d'une part à le prendre pour un imbécile, et d'autre part à isoler le problème de son contexte dans une approche d'hyper-spécialisation qui va finir par se révéler démente. Lorsqu'on aboutira à un monde où cinq cent mille experts sont supposés se prononcer sur cinq cent mille questions différentes, on mettra fin à la fragmentation du réel et on acceptera l'idée que finalement les situations ne sont pas unidimensionnelles et que l'intelligence et l'apprentissage sont nécessaire à n'importe qui, à chaque moment, et sur quelque sujet que ce soit. Surtout l'apprentissage. Il est remarquable que la figure du pouvoir soit celui qui sait, l'expert, et non celui qui apprend, qui est ouvert et ne prétend pas dominer le sujet. Alors qu'à une époque de grands changements telle que la nôtre, celui qui sait peut devenir du jour au lendemain celui qui croyait savoir. Remarquez que lorsque des citoyens ordinaires décident de devenir des experts, ils y parviennent sans peine, comme l'illustre le mouvement appelé à tort "antimondialisation", dont bien des militants peuvent donner aux politiques des leçons sur la question de la dette du Tiers-Monde, par exemple.



CS: Revenons à notre sujet: pensez-vous que le tabou de l'intelligence soit inévitable, ou bien est-il possible de le dépasser et d'engager une réflexion politique sur le problème de la connerie ?

J.A.-L.: Un tabou est un élément structurel d'une société, un tabou n'est jamais quelque chose d'anecdotique. C'est l'une des assises qu'il est hors de question d'examiner parce que son seul examen est déjà une remise en cause intolérable. D'un autre côté, je ne vois pas pourquoi une révolution n'aurait pas lieu qui permette à nos sociétés de se passer de ce tabou, mais je ne saurais dire s'il s'agit d'un évènement proche ou lointain.


CS: En voyez-vous des signes précurseurs ?

J.A.-L.: Et bien, voyez-vous, l'économie capitaliste dans sa phase actuelle d'expansion euh... ontologique, si vous me passez l'expression, c'est à dire dans son caractère idéologique et totalitaire croissant, qui est caractéristique du mûrissement de tout champ existentiel - je veux dire par là qu'avant de devenir un élément stabilisé et sensé de la vie sociale, toute chose doit passer par un stade de folie où on la place à l'alpha et à l'omega de l'existence, pensez aux religions, ou à la nation, par exemple - l'économie donc bouscule les tabous sociaux les uns après les autres. Pensez aux manipulations génétiques et au débat sur le clonage, aux mères de plus de soixante ans, etc. La question de l'intelligence ne fait pas peur à nos joyeux et dynamiques entrepreneurs, et l'ineptie de ce qu'ils proposent pourrait bien jouer le rôle d'un détonateur, dans ce domaine comme dans bien d'autres. Il se peut qu'avec le retour à une sorte de bon sens, à la fin de cette crise d'hystérie économique et financière que nous vivons depuis quelques décennies, le reflux des dominations laisse place à un monde nouveau, bien plus différent du monde actuel que ce que nous pouvons imaginer aujourd'hui.


CS: Pourriez-vous être plus explicite ? Que propose le capitalisme sur le plan de l'intelligence ? En quoi est-ce inepte ?

J.A.-L.: Et bien, ce n'est pas quelque chose de très précis, plutôt une impression d'ensemble que j'en ai. Bon, commençons par l'ineptie. C'est très général. Lorsque le capitalisme s'attaque à un problème, ce n'est pas pour le résoudre, mais pour chercher quelles solutions à ce problème il pourra bien vendre. Lorsque son appétit devient illimité, il s'attaque à tous les problèmes, y compris les plus profonds, ceux qu'il ne peut en aucun cas véritablement appréhender, et il va alors se trouver des gens pour chercher donc à vendre des solutions ineptes, débiles. Comme proposer de cloner un animal domestique décédé. Ou proposer un dépistage génétique pour identifier les futurs délinquants. Programmer des ordinateurs pour qu'il prévoient à l'avance les actions d'un groupe terroriste. Commercialiser la pilule du bonheur, celle du plaisir sexuel, et certainement bientôt la pilule qui rend intelligent. On a bien mis de côté du sperme de prix Nobel! Cela fait inévitablement penser à la vieille blague de Groucho Marx, comme quoi il n'accepterait jamais de devenir membre d'un club naze au point de le lui proposer. Gober une pilule qui rend intelligent et qui a été conçue par des imbéciles ? Brr... ça fait froid dans le dos.


CS: Merci, Jacques Albert-Lucien.

J.A.-L.: (avec le sourire) Voulez-vous une banane ?


[Sommaire]