LE JARDIN DE PIERRE(S)

 

Le jardin de Pierre était en pierres.

En fait, le jardin de Pierre était tout ce qui lui restait. Il y avait longtemps, fort longtemps, qu'un séïsme qui passait par là avait détruit la maison de Pierre et réduit son univers à un amas de décombres. Depuis Pierre vivait sous une toile de parachute qu'il avait fixée à quelques pans de murs. Tout autour de sa maison, s'étendait un désert aride car après le séïsme, les sources s'étaient taries.

Pierre vivait très simplement, des "dons du ciel", en fait il n'avait pas d'autres besoins, mais jamais il n'avait pu se résigner à la perte de son jardin, le vrai, celui qui lui donnait des fleurs et des fruits... Alors, Pierre s'était mis en tête de recréer son jardin.

Il avait acheté tout un lot de poudres au Marchand de Couleurs, et patiemment, il peignait sur les pierres, sur les morceaux de murs qui restaient de sa maison, tout un univers de plantes, de fleurs, d'animaux.

Ainsi Pierre vivait heureux....

Pierre vivait seul et ne voyait jamais personne car il était éloigné de son village; cependant, quelquefois, il lui était nécessaire de prendre le chemin caillouteux qui descendait jusqu'au village pour acheter des poudres au Marchand de Couleurs dont il était d'ailleurs le seul client! et chaque fois, à l'entrée du village, il était assailli par une bande d'enfants oisifs qui le bombardaient de pierres en criant : "c'est le fou des pierres! c'est le fou des pierres!" Alors Pierre criait à son tour : "cœurs de pierre! cœurs de pierre!" puis il allait se réfugier sous la tente du Marchand de Couleurs,

Pour l'aider, le Marchand de Couleurs avait pris l'habitude de ramener à Pierre sa part de "dons du ciel" après le passage de "l'oiseau-pondeur", et les poudres de couleurs dont il avait besoin. Ainsi, Pierre ne descendait jamais plus jusqu'au village, il restait dans son jardin.

Un jour Pierre s'aperçut qu'il n'avait pas reçu de "dons du ciel" depuis longtemps et que ses réserves étaient épuisées. Il guetta pendant plusieurs jours la visite du Marchand de Couleurs mais en vain. Pierre se résolut donc à descendre au village.

Arrivé sur la crête qui surplombait le Grand Désert, il ne vit rien d'anormal: au dessous de lui, la petite bourgade, ensevelie sous les gravats, écrasée par le soleil, présentait son aspect coutumier. Les ruines, les toiles de tentes, les vêtements... tout était de la même couleur de sable uniforme si bien que tout d'abord, on ne distinguait rien. Puis, ça et là, on apercevait comme des ombres debouts, assises ou couchées... c'étaient les habitants qui guettaient le passage des "oiseaux-pondeurs".

Pierre s'avança jusqu'aux premières ruines, mais soudain, il rencontra une bande d'enfants qui l'assaillirent aussitôt à coups de pierres, et il ne dut son salut qu'en se réfugiant sous la tente du Marchand de Couleurs. Celui-ci était bien là, mais fatigué, il expliqua à Pierre que depuis quelques temps, les "oiseaux pondeurs" ne passaient plus aussi souvent Les gens avaient faim, et les enfants, de plus en plus agressifs, avaient pris l'habitude d'attaquer tous les passants avec des pierres.

Tandis qu'ils parlaient, ils entendirent un grondement connu Ils sortirent aussitôt de la tente juste au moment où un "oiseau pondeur" tout scintillant de lumière, larguait sa cargaison sur le terrain de sport devenu aire d'atterrissage pour les "dons du ciel".

Aussitôt, toute la population se précipita vers le gros œuf de métal, sur lequel on pouvait lire les caractères mystérieux d'un langage inconnu. Le chef du village prit aussitôt la direction des opérations : la toile du parachute fut soigneusement pliée, elle serait rangée et servirait à faire des vêtements, des draps, des nappes... L'œuf fut ouvert de manière rituelle et le chef ne procéda à la distribution des "dons du ciel" qu'à l'issue de la cérémonie de la Ponte. Après avoir reçu leurs dons, les habitants défilèrent devant l'autel des offrandes pour en déposer une part, ceci pour le plus grand bonheur des chacals et vautours, seuls animaux vivants de la région.

Pierre repartit son sac sur l'épaule; il était heureux car il avait reçu ce jour-là plus que d'habitude : beaucoup de sachets de viande séchée, comme il l'aimait, des biscuits, du thé, et surtout 2 belles boîtes en métal pleines de haricots, ce qui représentait un inestimable trésor car il pourrait y ranger ses précieuses poudres après en avoir mangé le contenu. Il avait aussi bien sûr sa provision d'eau, car le gros œuf contenait des œufs plus petits, faits d'une matière translucide et souple, pleins d'eau.

A peine sorti du village, il dut faire face à nouveau à la bande d'enfants; il leur jeta quelques dons afin de pouvoir continuer sa route.

Tout au long de ces années que Pierre avait passées seul à peindre son jardin, il avait un peu oublié le village et ses habitants. Mais il voyait que tandis que lui trouvait le bonheur dans son jardin, la vie de la population du village devenait de plus en plus difficile.

C'était surtout le problème des enfants qui tourmentait Pierre. que faire pour aider les habitants du village? que faire surtout pour aider les enfants?

Il eut une idée.

Pendant des jours et des nuits, il ramassa les plus jolies pierres autour de son jardin, et peignit dessus des fleurs. Puis, une nuit de pleine lune, il se rendit jusqu'à l'orée du village, son sac de pierres sur le dos; elles étaient lourdes, aussi dut-il faire plusieurs voyages, pendant lesquels il "sema" les pierres tout au long du chemin, du village vers sa maison.

Au matin, les enfants commencèrent à découvrir les "fleurs de pierres", une à une. Comme elles étaient très belles, ils les ramassèrent. Tout en les ramassant, ils se retrouvèrent devant le jardin de Pierre. Ils n'étaient jamais venus jusque là, aussi quelle ne fut pas leur surprise de découvrir le jardin de pierres!

Ils hésitèrent un peu, mais "entrez donc", leur dit Pierre qui les attendait, "venez visiter mon jardin".

Ils restèrent tout d'abord longtemps à admirer le merveilleux papillon qui déployait ses ailes multicolores sur ce qui restait de la façade de la maison. Puis ils pénétrèrent dans les allées de pierres. Là ils découvrirent des parterres de "fleurs de pierres" posées sur le sol comme des mosaïques, des buissons sur des gros blocs, des arbres sur les encadrements des portes, et sur les pans de murs, des fresques florales et animales; Pierre leur présentait fièrement ses créations, sorties de sa mémoire: il nommait les fleurs, les plantes, leur expliquait comment elle se cultivaient..., il y avait, camouflés dans les grands feuillages d'une forêt tropicale, des zèbres, des éléphants, et même des girafes! Autrefois, Pierre avait été un enfant tout à fait normal, qui allait à l'école du village où il avait appris toutes les choses qui peuplent le monde. Dans sa tête, il y avait un joyeux mélange, fait tout à la fois du souvenir de son jardin et des images des livres d'école; Pierre s'était plu à mêler la réalité à ses rêves, et dans son jardin poussaient les créations de son imaginaire. On y voyait des bananes au milieu des champs de blé, et des oranges sur des palmiers! on pouvait trouver une girafe à cou court, un chameau sur la banquise et un ours polaire dans le désert!

Pierre racontait, racontait...

Il racontait comment, il y avait très longtemps, tellement longtemps que même lui ne se souvenait pas du temps où son jardin avait été un vrai jardin. En ce temps-là, le Grand Désert était une pleine fertile, baignée par des sources d'eau vives, et les jardins, les champs, produisaient des légumes, des fruits, des graines, des fleurs, comme celles que les enfants pouvaient voir dans le jardin de pierres Il y avait aussi des animaux, et les habitants qui travaillaient aux champs pouvaient manger à leur faim.

Pierre racontait, et les enfants regardaient...tout était écrit sur les pierres du jardin.

- un jour, dit Pierre, il y eut un tremblement de terre. Oh, bien sûr, ce n'était pas le premier! les habitants étaient habitués. Mais celui-ci fut très violent, tellement violent qu'il ne resta plus aucune maison debout, et que tout fut enseveli sous les décombres. Même les sources furent bouchées. Les habitants avaient péri en masse, il en restait si peu, et ils étaient si faibles, qu'ils n'arrivèrent pas à reconstruire leur maison, à retrouver les sources. C'est alors qu'arrivèrent les premiers "oiseaux-pondeurs" qui nous envoyèrent les "dons du ciel". A partir de ce moment-là, les hommes n'eurent plus besoin de travailler et les femmes non plus, car tout ce dont ils avaient besoin leur était envoyé par le ciel! C'est pourquoi le pays resta comme cela!

Il fallut des jours, des semaines pour visiter entièrement le jardin en écoutant les histoires de Pierre.

Les enfants arrivèrent enfin dans la partie qui n'était pas finie.et sur laquelle Pierre était en train de travailler. Il ne se fit pas prier pour leur faire une démonstration de ses talents, et ils restèrent encore plusieurs jours à le regarder dessiner et peindre. Puis, un jour, ils décidèrent d'aider Pierre à finir son jardin.

Alors, patiemment, jour après jour, Pierre leur montra comment faire le mélange des couleurs, comment choisir les pierres, les morceaux de murs, comment dessiner les motifs. Il avait tout dans la tête, et peu à peu, il décrivait aux enfants tout ce qu'ils avaient à peindre, il leur remplissait ainsi la mémoire.

Cependant, tout ne fut pas toujours calme; les enfants se battaient quelquefois entre eux, car ils gardaient encore leur habitudes violentes.

Il arriva qu'un jour, deux enfants se disputèrent la même pierre. Pierre leur fit observer que s'ils se mettaient à deux pour la peindre, le résultat serait certainement magnifique, et ainsi firent-ils.

Une autre fois, plusieurs enfants, qui venaient de terminer un pan de mur, se mirent à se quereller violemment. C'était à qui s'en attribuerait le plus de mérite. Pierre leur fit remarquer qu'il ne s'agissait pas d'un concours, et qu'il n'y avait rien à gagner sauf...le plaisir des yeux!

Le plus dur d'entre eux était celui qui avait été le chef de bande : il n'apprenait rien, n'en faisait qu'à sa tête, prenait plaisir à railler le travail des autres, il lui arrivait même quelquefois de détruire ce qui avait été fait par les autres.

Pierre devait bien s'avouer son impuissance. Des circonstances malheureuses se chargèrent d'apporter la solution au problème. Pierre tomba malade, et pendant plusieurs jours, il ne fut plus capable de travailler. Ce qui l'ennuyait le plus, c'est qu'il ne pouvait plus aider les enfants. Fort heureusement, ceux-ci étaient capables à présent de dessiner et de peindre tous seuls, et même de préparer les couleurs. Mais il fallait les aider dans l'organisation de leur travail, les conseiller sur le choix des motifs, leur prodiguer des encouragements, ou bien leur montrer leurs erreurs. Alors, Pierre eut une idée. Il fit venir le "petit chef" auprès de lui :

- à présent, lui dit-il, tu seras responsable du chantier. Je sais que tu peux le faire. Ton esprit critique va te servir à voir ce qui va ou non, ton autorité te permettra de te faire respecter, ton indépendance te rendra objectif... à partir de maintenant, tu seras RESPONSABLE, et quand tu ne sauras pas quoi faire, tu pourras venir me demander conseil. Le "petit chef", très flatté, accepta.

Ainsi fut fait; au début, cela ne fut pas sans peine. Indépendant, il était son propre chef, mais il vit très vite qu'il n'était le chef de personne, car personne ne l'écoutait. Le "petit chef" s'aperçut que pour que son autorité soit respectée, il devait prouver que Pierre avait eu raison de lui faire confiance. Or, il se rendit compte que les autres enfants avaient beaucoup appris, beaucoup plus que lui, et il dut très souvent venir consulter Pierre; et ainsi, lui aussi apprit beaucoup.

Peu à peu, il put voir ce qui allait ou n'allait pas, comment il pouvait aider, et les enfants se mirent à lui demander conseil.

A partir de ce moment-là, Pierre n'eut plus de problèmes sur le chantier, et lorsqu'il fut guéri, il dit au "petit chef" :

- voilà, à présent je vais mieux, mais je deviens vieux, et tu fais très bien ton travail, aussi je souhaite que tu gardes la responsabilité du chantier.

Cela prit des années, durant lesquelles les enfants grandirent. Les habitants du village avaient été fort heureux, car pendant ces années-là, la bande d'enfants agressifs avait disparu.

Un beau jour, le jardin fut fini! Il était vraiment magnifique et Pierre et les enfants firent une grande fête en son honneur.

Mais dès le lendemain, les enfants disparurent. Lorsque le Marchand de Couleurs vint lui porter ses "dons du ciel", Pierre s'enquit des enfants auprès de son ami qui prit une mine fort étonnée:

- les enfants? et bien...les enfants.... euh... ils ont disparu!

- disparu? comment ça, disparu? s'étonna Pierre

- oui, tu sais, ils sont grands à présent, et je crois qu'ils sont partis loin, très loin.

Pierre ne revit plus les enfants, et reprit sa vie d'ermite dans son magnifique jardin de pierres. Les enfants lui manquaient, mais grâce à eux il avait pu finir son jardin, et grâce à lui, le village avait retrouvé sa tranquillité.

Pierre était de plus en plus vieux et fatigué, aussi ne chercha-t-il plus à descendre au village.

Des années passèrent pendant lesquelles rien ne se passa. Tous les jours le soleil se levait à l'horizon du jardin de Pierre, et tous les soirs il se couchait dans l'embrasure de la fenêtre restante. La seule chose qui changea, c'est que son ami, le Marchand de Couleurs, venait de plus en plus souvent, et lui apportait des "dons du ciel" de plus en plus abondants. La nourriture changeait aussi. Un jour, le marchand de couleur déposa devant Pierre un magnifique panier en rotin, comme on en faisait jadis, rempli de ... légumes!

- ce n'est pas possible! s'exclama Pierre, des vrais légumes! comment les "oiseaux-pondeurs" peuvent-ils faire ça?

- bah, dit le Marchand de Couleurs, les temps changent...

Bientôt, ce furent des fruits, puis des fleurs qui arrivèrent dans le panier; le Marchand de Couleurs avait grossi, il portait de beaux vêtements, et avait l'air plus heureux que jamais.

Enfin, un matin où Pierre venait d'admirer le lever de soleil, il entendit un drôle de bruit . On aurait dit un moteur, comme celui d'un "oiseau-pondeur", mais pourtant ce n'était pas exactement la même chose. Pierre marcha à grand peine vers la route, et faillit tomber à terre d'étonnement : arrivant vers lui, il y avait une sorte de gros insecte métallique rampant qui ronronnait et qui brillait sous les premiers rayons du soleil. Il s'arrêta devant Pierre, et de sa carcasse sortit alors un jeune homme, habillé richement, et que Pierre ne reconnut pas.

- c'est moi, Pierre, "petit chef", te souviens-tu?

Pierre n'en croyait pas ses yeux! Il versa des larmes de joie lorsque "petit chef" le prit dans ses bras.

- écoute, Pierre, je suis venu te chercher, oui, oui, te chercher! C'est à mon tour à présent de te montrer mon jardin, et de te raconter une très belle histoire. C'est pourquoi tu vas venir avec moi.

Et pour la première fois de sa vie, Pierre monta dans une voiture!

Lorsqu'il arrivèrent sur la dernière crête avant le village, "petit chef" arrêta le véhicule, et prenant Pierre dans ses bras, il alla le porter juste à l'endroit où l'on pouvait voir tout le Grand Désert et le village en-dessous, et là, Pierre faillit bien s'évanouir tout à fait. Où était donc passé son village? les ruines, les tentes, le désert? tout avait disparu! ou plutôt, tout était redevenu comme avant : il y avait des jardins avec des légumes, des fruits, des fleurs, et aussi des champs cultivés, à perte de vue.... mais il y avait toutefois quelque chose de bizarre : le village avait été rebâti un peu plus loin, et à la place de l'ancien village, il y avait...UN JARDIN DE PIERRES! un magnifique jardin de pierres!

Et "petit chef" raconta :

- lorsque nous avons fini ton jardin, Pierre, nous étions heureux et tristes à la fois, car nous nous sentions d'un coup inutiles! alors, j'ai eu une idée : j'ai proposé aux autres de faire un grand jardin de pierres. Nous avons acheté toutes les couleurs au Marchand de Couleurs et nous avons commencé à peindre les pierres et les murs du village; ça nous a pris longtemps, très longtemps, mais peu à peu tous les habitants nous ont aidé, et nous avons réussi à faire ce magnifique jardin de pierres.

Un jour, nous avons manqué de couleurs. Le Marchand de Couleurs m'avait dit qu'autrefois, son père était aussi Marchand de Couleurs, à l'époque où le village était prospère; il avait une mule et il partait en direction de l'ouest pour acheter ses poudres, dans une ville qui se trouvait là.

Alors je me suis mis à marcher vers l'ouest, longtemps, si longtemps que j'ai failli mourir de faim et de soif, et puis un jour je suis arrivé dans une ville. Comme tout était beau, riche, avec des jardins, des vrais, des voitures....j'ai trouvé un Marchand de Couleurs, et je lui ai expliqué ce que nous faisions.

Il était si heureux, qu'il m'a ramené au village dans sa voiture, avec tout une cargaison de couleurs.

Notre jardin était si beau que le Marchand de Couleurs, de retour en ville, en a parlé à tout le monde. Alors, les gens de la ville sont venus le voir. Ils sont venus de plus en plus nombreux, si nombreux que nous avons fait payer la visite. Il arrivait quelquefois des cars entiers de "touristes", c'est comme ça qu'on les appelle, pour visiter notre jardin.

Avec l'argent nous avons commencé à rebâtir de vraies maisons, puis nous avons ouvert des boutiques pour vendre des "fleurs de pierres" aux touristes, et nous avons eu de plus en plus d'argent.

C'était au tour de Pierre d'écouter, émerveillé, le récit de "Petit chef".

- Mais tu ne sais encore pas le plus beau : j'ai trouvé le secret des "dons du ciel"!

Comme j'allais en ville de plus en plus souvent je me suis aperçu qu'il y avait de tout, sans avoir recours aux "oiseaux-pondeurs". J'ai posé beaucoup de questions, et au début, les gens ne me répondaient pas, puis ils ont fini par m'indiquer le Palais du Gouverneur, en me disant que là j'aurai mes réponses. J'y suis allé, et j'ai eu bien du mal à me faire entendre Personne ne voulait m'écouter. Finalement, j'ai trouvé une gentille jeune fille à qui j'ai raconté notre histoire. D'abord elle a eu l'air tout triste, puis elle est devenue très attentive, enfin elle m'a dit que je pourrais poser mes questions directement au Gouverneur si je voulais.

Et le Gouverneur m'a reçu, et voilà ce qu'il m'a dit :

"Je connais ton histoire, ma fille (car la jeune fille était la fille du gouverneur) a beaucoup insisté et je crois qu'elle a eu raison, pour que je te reçoive et que je réponde à tes questions. Alors, que veux-tu savoir?"

- D'où viennent les "oiseaux-pondeurs" qui nous envoient les "dons du ciel"?

Le Gouverneur écarquilla les yeux :

- les quoi?

- les "oiseaux-pondeurs"! vous savez bien ce que c'est, voyons! Il en vient très souvent au-dessus de notre village, et ils nous envoient des gros œufs en métal qui contiennent les "dons du ciel", c'est à dire de la nourriture, de l'eau, du linge, des produits dont nous avons besoin. Ainsi les hommes et les femmes du village n'ont plus à travailler, ils se contentent d'attendre le passage des "oiseaux-pondeurs".

A présent les yeux du Gouverneur étaient complètement écarquillés, et j'ai bien vu qu'il était sincèrement étonné.

- et alors, tu ne sais pas d'où viennent les...les...comment les appelles-tu? les..."oiseaux-pondeurs"? et dans ton village, personne ne le sait?

- non, ils pensent que ce sont les Dieux qui nous les envoient. Alors, le chef organise une cérémonie et distribue les "dons du ciel", et nous laissons une part de nos dons en offrande aux Dieux afin qu'ils continuent à prendre soin de nous. Seulement voilà, j'ai bien vu qu'en ville vous aviez de tout, mais je n'ai jamais vu "d'oiseaux-pondeurs" et personne n'avait l'air de les connaître.

Le Gouverneur était devenu très pensif :

- Attends, dit-il, avant de te répondre, je dois téléphoner.

Ce qu'il fit

- Allo? je voudrais parler au Commissaire de l'ONU en poste ici, passez-le moi, S.V.P, bien ...j'attends!...oui, allo? monsieur le Commissaire? voilà, j'aimerais que vous me disiez ce que vous savez du village du Grand Désert, je le croyais rayé de la carte et on m'avait affirmé qu'il n'y avait plus aucun habitant dans ces montagnes?.........comment ça? c'était préférable? mais...mais...voyons je suis le gouverneur de cette région! j'ai le droit de savoir! oui, oui, je vous écoute..."

J'ai attendu patiemment la fin de la conversation qui fut très longue. Lorsque le Gouverneur raccrocha, il avait l'air encore plus étonné qu'avant.

"- c'est tout à fait incroyable! tout à fait incroyable! Voilà jeune homme, ce qu'il en est : l'ONU est un organisme international qui nous a aidé à reconstruire la ville après le tremblement de terre. Ils nous ont envoyé par avion, ce que tu appelles les "oiseaux-pondeurs" des caissons, les œufs, qui contenaient en effet tout ce qui était nécessaire à la survie de la population, et à la reconstruction de la ville, et aussi des hommes, des techniciens, des ingénieurs, etc...

Ils ont fait ainsi sur votre village, seulement...tout ça coutait très cher pour un petit village perdu dans la montagne, et avec le gouvernement de notre pays, ils ont pensé que c'était bien plus simple de vous laisser ainsi puisque de toute façon, on vous envoyait des vivres et de l'eau! Avec le temps, on nous a fait croire que vous n'existiez plus! et les habitants de ton village eux-mêmes ne se sont plus manifestés!"

- En fait, pour tout te dire Pierre, sur le moment je n'ai pas très bien compris tout ça, mais quand je suis sorti du Palais du Gouverneur, sa fille m'attendait; je lui ai tout raconté, et elle m'a aidé à mieux comprendre. Et elle m'a donné une idée : elle savait écrire, et elle a donc écrit toute l'histoire, puis elle m'a dit de retourner voir son père et de lui demander qu'il fasse le nécessaire pour aider à la reconstruction de mon village, sans quoi je le menaçais d'envoyer le récit aux journaux. Le gouverneur a eu peur du scandale, il a retéléphoné au Commissaire qui lui aussi a eu peur du scandale, et qui donc a appelé le Gouvernement du pays, qui a eu très peur, etc.. etc...et c'est comme ça que toute une armée de gens sont venus, ils nous ont aidé à reconstruire, à retrouver les sources, à replanter, et voilà!

Pierre avait tout écouté, très attentivement, et il avait tout compris lui! ce village rasé par un tremblement de terre, et ses pauvres survivants, ne représentaient aucun intérêt pour personne. Le Dieu ONU avait donc décidé de subvenir simplement à leur besoin, mais il en avait fait des êtres sans but attendant seulement la manne qui leur tombait du ciel.

Pierre comprit que à lui seul et sans le savoir, il avait changé le sort du village, par la seule force de sa créativité Et comme "petit chef" était un garçon intelligent, il l'avait compris lui aussi. Il se tourna vers Pierre :

- Tout ça, c'est grâce à toi, Pierre. Parce que tu as su conserver ton jardin dans ta mémoire, tu as pu le faire vivre dans ton cœur. Parce que tu as su faire fleurir des pierres, tu as pu faire fleurir nos cœurs, et ta sagesse a fait le reste, elle a fait de moi un homme responsable...tu étais le "fou des pierres", tu es devenu le "sage des pierres" et je suis ton disciple!

- Mais, demanda Pierre, le Marchand de Couleurs ne m'avait rien dit de tout cela.

- Vois-tu, expliqua gravement "petit chef", nous lui avions demandé de garder le secret. Nous voulions te faire une surprise, mais plus encore, il était indispensable que nous puissions réaliser cela par nous-mêmes, sans ton aide. Tu nous a transmis ton savoir, mais la responsabilité de notre propre projet nous revenait.

Ce soir-là Pierre s'endormit de son dernier sommeil, mais il partit d'un cœur joyeux, avec le sentiment d'avoir accompli sa mission : son jardin avait donné ses plus beaux fruits!

 

FIN