Deuxième jour de grève... le pays est complètement bloqué. J'imagine que l'atmosphère à Katmandou doit être particulièrement pesante, les rues vides et mortes, et l'armée à chaque carrefour. Mais ici, à Baudha, tout reste immuablement serein. Certes les magasins sont fermés, mais ils ouvrent un peu à la sauvette. Et puis c'est une aubaine pour les vendeurs de rue qui ont investi le tour du stupa, avec leurs étals à même la chaussée.

J'avais pris soin de m'approvisionner en conséquence, donc je ne manque de rien, et je profite de ces trois jours pour m'occuper de moi et de ma maison.

Il règne une bizarre atmosphère de vacances, les gens flânent dans les rues, discutent assis sur les trottoirs, sans l'effervescence habituelle, mais néanmoins la vie y reste intense.

J'ai réalisé ce matin ce qui faisait de cette ville un endroit unique, y compris au Népal même. En fait la vie ici est surtout organisée autour de la religion. Le Grand Stupa est bien entendu le coeur même de cette cité, petite enclave tibétaine dans la ville de KTM. Il est le pouls, l'âme, celui autour duquel on vient prier, se prosterner, se promener, rencontrer ses amis, faire ses courses.... Toute la vie de Baudha tourne autour de ce stupa qui, de ses grands yeux bleu impavides, semble contempler la condition humaine. Et cette ronde se poursuit jusque dans la moindre ruelle, Baudha n'existe que par le Stupa. On dit qu'autrefois les caravanes entre l'Inde et le Tibet passaient par Baudha avant de traverser la barrière de l'Himalaya, on y venait prier et faire des offrandes afin que le voyage soit heureux. Il en est toujours ainsi aujourd'hui, les tibétains continuent a venir implorer la protection du Stupa pour leur "business", la seule chose qui a changé c'est qu'il s'agit à présent de contrebande.

Je ne pense pas me tromper en disant que 90% de la population est bouddhiste. Mais néanmoins toutes les populations et toutes les classes sont représentées.
Les tibétains sont certes les plus nombreux, et avec eux les populations himalayennes comme les Tamangs, les Sherpas, originaires du Tibet. Mais il y a également des népalais d'autres origines ethniques. De beaux immeubles luxueux voisinent avec des cabanes de tôles ondulées, ou de modestes habitations...
Tout ceci donne à Baudha son ambiance unique si chaleureuse. Il y règne une animation continuelle, particulièrement bruyante, mais l'absence quasi totale de circulation motorisée restitue leur valeur aux bruits de la vie quotidienne. Ma terrasse m'offre un observatoire privilégié. De ma terrasse, je peux tout entendre: les jeux ou les pleurs des enfants, les pratiques des moines dans les monastères, les conversations, les activités des ménagères qui cuisinent ou qui font leur lessive, la télé, une échappée de musique, les chiens, les oiseaux... en fonds sonore, les bruits de la vie qui s'expriment librement.... la notion de tapage nocturne n'existe pas...
Et de ma terrasse, je peux voir aussi: le matin les fumerolles des offrandes de "sang" ("fumée" en tibétain) pour purifier l'atmosphère, et le soir les bougies qu'on allume pour les offrandes de lumière face au Grand Stupa.

Car Baudha c'est aussi la vie des terrasses.

D'autres terrasses sont désertes, mais toutes ont un point commun : elles sont ornées de drapeaux de prières qui flottent au vent, et qui se déroulent d'une terrasse à l'autre liant tous les habitants dans un même filet sacré.
Généralement les terrasses sont calmes, mais aujourd'hui les cerfs volants ont fait leur apparition dans le ciel du Népal. Dans quelques jours ce sera la Dashain, c'est à dire le nouvel an népalais, et traditionnellement, c'est la saison des cerfs volants.
J'ai passé une partie de la journée sur ma terrasse à regarder le ballet des petits cerfs volants. Et c'était la journée idéale. Les enfants profitaient de cette journée de vacances inespérée, la mousson commençait à lâcher prise, et nous offrait un vent joyeux qui permettait l'envol des petits triangles de papier multicolores. Ils volaient haut dans le ciel, et il était quelquefois difficile de les distinguer d'oiseaux rapaces, qui les prenant peut être pour de congénères, venaient prendre part à leur danse.
Mais la danse est avant tout guerrière, car l'enjeu consiste à éliminer les autres en coupant leur fil. Et évidemment, les terrasses deviennent pour l'occasion des terrains de jeu privilégiés. Soudain, un hourra de victoire retentit, ce sont les petits de la terrasse d'en face qui viennent d'abattre le cerf volant des adolescents de la terrasse d'à côté. On se félicite, on s'applaudit d'une terrasse à l'autre. De mon observatoire, j'assiste à ces joutes en sirotant mon thé.

Mais il n'y a pas que moi qui jouit du spectacle: les petits singes qui habitent nos toits, dérangés par tant d'agitation, viennent aussi en curieux observer la voltige de ces drôles d'oiseaux de papier.