Ce 11 août, des hordes de dingues ont fait des centaines de kilomètres pour voir une éclipse totale dans le nord de la France.

J'en étais!

900 bornes aller, pour caler au nord de Reims dans un bled répondant au doux nom de Craonne, trou de 1000 habitants, connu pour avoir vu au fil des siècles toute les invasions teutonnes ou teutonnisantes. Napoléon s'y est cogné des prussiens, 100 000 soldats y ont trouvé la retraite anticipé en 17, les boschs y sont passé en quarante pour aller à Paris, et l'ont piétiné une dernière fois dans leur fuite en 44.

Le décor?

Des plaines, des collines, des fermes, des trous d'obus. Et de jolis bouts de forêt.

Les allemands, donc, y avaient installé des bunkers sur les hauteurs. Une colline était même réputée imprenable. Comme c'était l'anniversaire du général français dirigeant les opérations dans le coin, un jour, son état major décida de lui offrir la colline en cadeau. Et nos poilus de se faire tirer comme des lapins pendant des jours par des boschs gentiment retranchés qui devaient taper le carton entre deux piètres offensives, aussi vaines que meurtrières.

C'est là que nous nous sommes posé pour regarder l'éclipse.

La veille, à notre arrivée, il pleuvait.

La nuit, il a plu.

Le matin, la brume fleurtait avec les nuages.

La météo, optimiste, prévoyait une nette amélioration.

A 11H, on ne savait toujours pas si le ciel existait ici aussi, ou si les nuages étaient le seul horizon qu'il nous serait jamais donné de voir.

Alors on est là, comme des cons, écrasés de fatigue et de malnutrition, pétris de doute quand à l'intérêt d'avoir parcouru tout ce chemin pour prendre la pluie sur le nez.

Le début de l'éclipse est prévu à 11h30 environ.

Premier miracle, une trouée vient du nord à 11h20.

Et ça spécule dru dans l'assemblé quand à la direction du vent, sa vitesse...

Y'en a qui croisent les doigts, d'autre qui se rappellent qu'un jour on les a baptisé et appris deux prières. Une vague d'ondes positives déferle sur une colline qui n'en avait sûrement jamais vu autant.

Ca s'approche mais rien n'est encore sûr.

On en est à proposer de souffler tous ensemble pour virer les cumulus et les nimbus qui gâchent la fête.

Puis enfin, Râ apparaît, encore partiellement couvert, ce qui nous permet de remarquer à l’œil nu que la lune a déjà commencée à lui grignoter un bord.

Des cris de joie accueillent son arrivée. Théoriquement, ce genre de manifestation très à l’américaine m’énerves un peu . On applaudit comme si un animateur nous l’imposait par panneau " applause " interposé. Mais là, force m’est d’avouer que je n’étais pas le dernier à participer à la liesse générale.

Le soleil fini enfin par apparaître dans la trouée. Beaucoup se mangent un peu les yeux avant de se rappeler qu’ils doivent mettre les lunettes spéciales. Déception ! Sur les quinze de notre petit groupe d’amis, deux seulement en possèdent qui te montre l’astre dans des teintes orangés. Les miennes, par exemple, me dévoilent un soleil pâle comme… comme la lune. Un rien gâchant. Tout ceci ne nous empêche en rien de pousser des ho et des ha de bonheur devant la qualité du spectacle. Et pis merde, la prochaine de par chez nous est en 2081. D'ici là, je serais sûrement sénateur et j’aurais autre chose à foutre. Autant en profiter à donf dès maintenant.

Ca dure une dizaine de minutes et les nuages réinvestissent le ciel.

Tout le monde se retourne pour découvrir une nouvelle trouée, plus vaste, qui, personne n’en doute, se dirige dans la bonne direction. Alors on poireaute.

Un belge, qui à remarqué notre petite troupe il est vrai plutôt bruyante, s’approche pour nous raconter une blague.

Je suis ému. C’est ma première histoire belge dite par un autochtone. Je l’écoute avec un intérêt quasi ethnologique.

L’accent aidant il bénéficie d’un franc succès et provoque un effet d’entraînement. Histoire de ne pas être en reste, chacun y va de son gag.

12h15.

La nouvelle trouée nous fait découvrir un soleil plus qu’à moitié éclipsé. Re-ho, re-ha !

Ca dure un moment pendant lequel le suspense est insoutenable. Malheureusement, alors qu’on ne voit plus du soleil qu’un mince croissant, Cumulus et Nimbus viennent gâcher la fête. Déception, cris de dépit. Derrière nous, le ciel est plombé. Plus d’espoir de voir le phénomène a son point culminant. Certains quittent même la colline, un rien dépités. Ceux qui restent se lamentent, disent que c’est pas juste,…

C’est pendant le chœur des lamentations que la chose se produit.

Doucement le ciel s’obscurcit, l’air semble se densifier, le vent se lève. Au début s’est à peine perceptible, de l’ordre de l’impression. Tout le monde s’arrête, conscient qu’il se passe quelque chose de sublime, de très au delà de nous. Un frisson parcours l’assistance. Puis ça se précise, la luminosité est très nettement en train de changer. Pas seulement de baisser, non, mais de prendre des teintes qu’on avait sans doute jamais vues avant.

Je regarde autour de moi. Tout le monde a le nez en l’air, regardant tout, sans rien en particulier. L’avantage de cette éclipse sous les nuages, c’est que personne ne focalise sur un point précis, tout ce joue sur l’ambiance. C’est irréel, merveilleux et euphorisant. Je suis convaincu que chacun d’entre nous ressent les mêmes choses à cet instant. C’est magique, le spectacle le plus impressionnant qui puisse se voir, se vivre. Ca me rappelle le moment où, dans rencontre du troisième type, l’immense vaisseau que tout le monde attend sans forcement trop y croire, se pose avec majesté devant les spectateurs béats. Ce que je ressent est très loin d’un petit plaisir personnel. Le groupe n’est plus qu’une entité avec un seul cœur, un seul souffle, ridiculement petit face au phénomène cosmique qui nous a réuni. Chacun semble s’oublier pour ne plus qu’être, et vivre cet instant. En une poignée de secondes, la nuit envahie la plaine face à nous. Des cris de bonheur spontanés fuse d’un peu partout. On a perdu plusieurs degrés, ce qui intensifie le frissonnement. La plaine ressemble à ses tableaux romantiques et chevaleresques qui montre une armée de croisé pénétrant dans un territoire inconnu chargé de magie apocalyptique. C’est beau à en chialer.

Puis la nuit dure, deux ou trois minutes, une éternité. On se regarde enfin, hébété, comme en transe. Personne ne dit rien. Se serait sacrilège.

D’un coup, sans prévenir, tout s’arrête. En un rien de temps, il refais jour. La lumière gagne en intensité, emportant dans son sillage nos énergies. Difficile à expliquer. C’est comme si on se sentait porté par elle, jusqu’à un point culminant, sensément inaccessible. Une sensation nouvelle et plus forte que toute les autres. On est comme immobilisé par le choc. Un moineau, pris de panique, nous traverse dans un vol insensé et suicidaire. Un miracle que dans sa course éperdue il ne percute personne. Aucun d’entre nous n’a la présence d’esprit ni le réflexe de se garer à son passage. Il slalome au milieu de statues vivantes.

Et c’est fini.

Plus de trouée pour voir une dernière fois la rencontre du soleil et de la lune.

Sur la colline la vie semble reprendre, doucement, son cours. Il y en a bien qui se lamentent de ne pas avoir vu le soleil noir. Pas moi. C’était déjà exceptionnel comme ça. Et puis on a décidé qu’on irait à Madagascar en 2001.

Il devrait faire beau.

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